Les Dieux aiment-ils créer des doubles? Vous avez remarqué ces découvertes scientifiques qui apparaissent au même moment, en des lieux différents et par des chercheurs ou des équipes qui font des travaux séparés, parfois sans rien savoir de ce que font les autres. Les sciences ne sont pas le seul domaine ou l'on retrouve des personnes qui ne se connaissaient pas, n'avaient aucun contact entre elles et pourtant suivaient la même route, faisaient les mêmes expériences en vie ou en explorations sous toutes les formes, qu'elles soient artistiques ou aventurières par exemple.
C'est ainsi que je sus que j'avais un double, juste à la fin de la première trilogie hivernale solitaire des trois plus célèbres face nord des Alpes, celles du Cervin, des Grandes Jorasses et de l'Eiger, nommées dans les années 1930 "les trois derniers problèmes des Alpes". Je venais juste d'en terminer. L'Eiger, un sacré morceau. Et ces Dieux qui m'avaient donné une sacré leçon de modestie pour m'avoir fait ce cadeau. Une chute hallucinante de 40 m dans un vide encore plus hallucinant de 1500m sous mes pieds, deux vieux pitons et une corde qui avaient tenu le choc. Juste pour me dire:
-te prend pas la tête, c'est quand on veut et où on veut!
Et comme si cela ne suffisait pas au retour dans la vallée, j'appris qu'un Japonais venait de me "doubler" en réussissant cette ascension hivernale solitaire de la face nord de lEiger avec deux jours d'avance. Cela me fit rire sur le coup. Je commençais à m'habituer à l'humour des Dieux. Ils nous donnèrent à Tsunéo et à moi un partage équitable.
A Tsunéo, ils donnèrent la première hivernale solitaire de la face nord du Cervin(1977), la première hivernale solitaire de la face nord de l'Eiger(1978) et la première hivernale solitaire de la Walker en face nord des Grandes Jorasses (1979) pour une trilogie en trois hivers.
Pour ma part, il me donnèrent la première trilogie puisque je réussissais cela en un seul hiver (1977-1978) avec en sus la première hivernale solitaire de l'éperon Croz.
Mais je ne connaissais pas Hasegawa.
Il nous vint ensuite la même idée: escalader en solitaire la face sud de l'Aconcagua en Argentine. Là encore le partage fut équitable. Les Dieux me donnèrent la première solitaire et ils donnèrent à Hasegawa la première hivernale solitaire.
Je n'avais toujours pas rencontré Tsunéo. Et puis un jour, par hasard, nous sommes guides tous les deux, nous nous sommes trouvés face à face à l'hotel Banoff tenu par cette femme extraordinaire qu'est Paula Biner. Nous avons su aussitôt que nous étions comme des "frères", que nous étions liés par quelque chose d'invisible, d'indicible.
Et dès cette rencontre nos routes n'ont plus été les mêmes. Chose étrange, nous étions différents dans le fond, très différents. Tsunéo était un "normal" dans mon jargon et j'étais un schizo qui ne savait qu'il était schizo.
Dans le monde des normaux, Tsunéo fut considéré comme un héros. Il eut même droit à une bande dessinée qui racontait ses exploits. C'est vrai qu'il correspondait un peu au mythe japonais du samouraï. Lui ne voulait pas de cela. Il se considérait comme "un paysan". Non, je n'invente rien, ce sont ses mots, ceux qu'ils m'avaient dit à Zermatt, chez Madame Biner. Je le revois, je revois ses yeux. Ce n'était pas un faux modeste, non, je sentais bien qu'il était presque malheureux d'être devenu célèbre au Japon. Une épouse superbe, des expéditions tant qu'il voulait, ...sauf que je sentais une tristesse, celle d'une vie qui lui échappait.
Ciao Tsunéo, repose en paix. Les Dieux t'ont aimé, je le sais et tu peux festoyer gaiement avec eux désormais.
Ce qui est amusant, c'est que mon sort fut bien différent. Si Tsunéo fut considéré comme un héros dans sa patrie, moi en France je fus considéré comme un criminel et par un paradoxe, c'est ce qui me garda en vie. En France pour ne pas être un criminel faut-il être fonctionnaire? Dans ce cas j'étais doublement criminel car dans mes comportements schizos je créais une entreprise à Chamonix qui marchait d'enfer. Bref, je me mis vite tout le monde à dos, les réseaux politicos mafieux de cette vallée fermée, les fonctionnaires des glorieuses administrations, les médias, tous. Heureusement que j'avais ma Copine dans l'Invisible pour me prévenir lorsque certaines pierres amicales ou autres délicates attentions m'étaient destinées. Pourquoi a t'Elle voulu que je reste en vie? Mystère!
En conclusion, je me souviens de ce que m'avait dit un vieux médecin juif de Genève au courant de mes déboires:
-Ne vous inquiétez de rien, ils peuvent tout vous voler en matériel mais pas vous voler votre vécu.
Ciao Tsunéo ! J'espère te retrouver un de ces jours dans le Royaume des Cieux ou en Enfers, peu importe et on se boira ensemble une bonne bière ou un saké ou qui sait, une ambroisie...
(C) Ivano Ghirardini Octobre 2010
Commentaires:
Tous les schizos sont des criminels du simple fait qu'ils sont différents et qu'ils dérangent sans savoir vraiment pourquoi ils dérangent. Souvenez vous de toutes ces "sorcières" brûlées vives dont Jeanne. Souvenez vous de ces schizos comme... Socrate ou Jésus condamnés à mort. La liste est interminable.
Il ne faut pas jeter la pierre aux normaux, aux systèmes normopathiques, ce n'est pas si simple. Tout n'était pas faux dans les actes d'accusation contre Jésus ou Socrate par exemple.
C'est un problème complexe, il faut rester très prudent dans les réponses. Je préfère regarder en arrière avec humour. Ce n'est pas si grave de tout perdre et de rester en vie. Comme le fait dire Homère à Achille:
-Je préférerais être le dernier des gardiens de troupeaux mais être encore en vie au lieu d'être un héros en Hadès.
Mais ce n'est que de l'éphémère, des vies de toute façon très courtes et si peu de chose face à l'éternité. De toute façon, aucun matériel ne pourra nous suivre. Notre richesse est-elle notre mémoire?
Tsunéo était vraiment un homme extraordinaire, d'une grande simplicité, d'une immense spiritualité.
Vous savez, c'est une question que de constater que de façon étrange je suis encore en vie alors que Tsunéo n'est plus. Pourquoi les Dieux ont-ils voulu cela après des expériences similaires?
D'abord je pense que le fait d'avoir vécu une NDE... à l'age de 22 ans m'a permis de décrocher avant qu'il ne soit trop tard. Ces expériences extrêmes en montagne, en solitaire, vous aspirent vers toujours plus de risques, de défis, jusqu'au dernier, celui qui se révèle fatal. Le plus dur c'est de pouvoir décrocher de cette aspiration vers ...la mort. Une NDE vous dégoute pour un bon moment de la mort. C'est le paradoxe, autant vous sentez que mourir ce n'est pas si difficile, autant vous avez envie de retourner à la vie et de vivre à nouveau.
Créer une entreprise, c'était une façon de penser à autre chose et donc d'éviter cette aspiration. Le fait que je me sois pris des contrôles administratifs à répétition m'a aussi protégé. Éviter par tous les moyens de remettre les doigts dans cette aspiration.
Tsunéo était pris au piège du défi, de l'ascension, de la montagne trop loin. Il n'est pas de héros en ce monde, que des mortels. Vous sentez cette aspiration, cette envie de plonger vers l'infini, l'absolu. Le plus dur ce n'est pa de se laisser happer par cela, c'est au contraire de pouvoir s'en échapper.
Reste le mystère du Divin dans ces histoires. Tsunéo Hasegawa avait été abordé par les Dieux dans ses ascensions. C'est une chose qui se sentait aussitôt avec lui, dès le premier contact, le premier regard, les premiers mots. Les mortels qui ont réellement été approchés par les Athanatos sont différents des autres, cela se sent de suite. Ils ne vous regardent pas pareil, ne pensent plus pareil, comment décrire cela. les Athanatos agissent véritablement sur nous et c'est comme s'ils nous projetaient vers des questions, des remises en questions.
Quel Athanatos avait approché Hasegawa, je l'ignore, sans doute un Dieu de son Japon, un Dieu connu de lui seul. Ce n'est pas le rapport avec la montagne qui est le plus important dans ces expériences, mais la mystique cachée à l'intérieur de celles ci.
Ultar peak, le dernier peak, comme un nom prédestiné.
Ultar Peak, ...dans le fond, je crois que Tsunéo savait depuis des jours, des mois, des années peut être, le lieu et la date de la fin de son expérience en cette vie. J'en suis persuadé même.
Un autre lien:
http://seinen.be/VS2/SommetdesDieux.php
Que ce soit par des BD comme au Japon, par des chants comme chez les grecs de l'antiquité, il est un besoin de créer des "images". Le paradoxe c'est que ces "images" conduisent à la mort prématurée du héros dans un grande gloire. Tout le dilemme d'Achille entre une vie courte et glorieuse ou une vie longue mais qui se termine dans l'oubli. Quel est le bon choix?
Je me souviens d'Hasegawa, de ses yeux, de ses piolets à manche en bois. Un paysan veut-il vraiment la vie courte et glorieuse? Est-ce vraiment son choix?
Dans ce dilemme d'Achille la réponse est-elle: sois libre de ton choix, sois libre d'être toi même ?
Une autre question, je n'ai que des questions. La schizo est-elle un facteur d'adaptation dans les situations extrêmes? Par exemple, en ces temps de crise, les schizos ont-ils certaines clés?