mardi, décembre 02, 2025

Austerlitz 1805, la plus grande victoire militaire française ?

 

Contexte global : la guerre sans fin (1792-1805)

Depuis 1792, la France révolutionnaire puis napoléonienne est en guerre quasi-permanente contre les monarchies européennes, qui veulent à la fois :

  • arrêter la contagion révolutionnaire (idées de 1789),
  • récupérer les territoires perdus,
  • empêcher l’émergence d’une puissance hégémonique française.

Napoléon, devenu Premier consul (1799) puis Empereur (mai 1804), a déjà écrasé la 2e coalition (Marengo 1800, Hohenlinden 1800) et imposé la paix d’Amiens avec l’Angleterre (mars 1802).
Mais cette paix est fragile : l’Angleterre refuse d’évacuer Malte et reprend la guerre le 18 mai 1803.

1803-1805 : la « Troisième Coalition » se forme

Objectif britannique : reconstituer une coalition continentale pour obliger Napoléon à se battre sur deux fronts et l’empêcher d’envahir l’Angleterre.

  • Avril 1805 : traité secret Angleterre – Russie
  • Août 1805 : l’Autriche adhère (sous pression financière anglaise : subsides de 4 millions de livres).
  • Septembre 1805 : la Prusse reste neutre (pour l’instant), la Suède et Naples rejoignent la coalition.
  • Forces coalisées prévues : ≈ 450 000 hommes (dont 250 000 Autrichiens + Russes en marche).

Objectif des Alliés :

  • Autriche : reprendre l’Italie du Nord et les territoires perdus en 1801.
  • Russie (Alexandre Ier) : jouer le rôle de « sauveur de l’Europe » et limiter l’expansion française.
  • Angleterre : détruire la puissance militaire française sur le continent pour sécuriser ses routes commerciales. 


Été 1805 : le Camp de Boulogne et le projet d’invasion de l’Angleterre

Napoléon a massé à Boulogne, Bruges, Ostende, etc. la plus formidable armée d’invasion jamais vue :

  • ≈ 170 000 hommes et 2 300 bateaux de débarquement
  • 9 corps d’armée parfaitement entraînés (future Grande Armée)
  • Objectif : traverser la Manche dès que la flotte franco-espagnole aura la supériorité 48 h.

Mais la marine française est très inférieure : Villeneuve, après plusieurs échecs, est bloqué à Cadix par Nelson.
21 octobre 1805 → Trafalgar : la flotte combinée franco-espagnole est anéantie (18 vaisseaux perdus, 0 britannique).
→ L’invasion de l’Angleterre devient impossible pour des décennies.

Napoléon, dès qu’il apprend que Villeneuve ne pourra pas forcer le détroit, prend une décision fulgurante :
27 août 1805 : il dissout le Camp de Boulogne et lance la Grande Armée vers l’est à marches forcées (moyenne 30-35 km/jour !).

Septembre-octobre 1805 : la campagne d’Ulm – « la plus belle manœuvre de l’Histoire » (Napoléon)

Objectif : empêcher la jonction des armées autrichiennes et russes.

  • 250 000 Autrichiens sous Mack envahissent la Bavière (alliée de la France) dès septembre.
  • Napoléon contourne les Autrichiens par le nord (franchissement du Rhin 25-26 septembre), descend le Danube en tenaille.
  • 17 octobre : encerclement total d’Ulm.
  • 20 octobre : capitulation de Mack → 23 000 prisonniers, 60 canons, 18 généraux. Pertes françaises : 1 500 hommes. → En trois semaines, l’Autriche perd son armée principale sans pratiquement combattre.

Napoléon entre à Vienne le 13 novembre 1805 (presque sans résistance).

Fin novembre 1805 : situation avant Austerlitz

  • L’archiduc Charles est encore loin en Italie, l’archiduc Jean en Tyrol.
  • Les Russes de Koutouzov (60 000) ont réussi à éviter l’encerclement mais reculent en désordre vers Olmütz (Moravie).
  • Renforts russes (Buxhöwden, Essen) arrivent lentement.
  • Napoléon n’a plus que 70-75 000 hommes (beaucoup de détachements laissés sur ses arrières).
  • Sa ligne de communication (vers la France) est très allongée (1 500 km) et menacée par la Prusse qui hésite à entrer en guerre.

Situation critique pour Napoléon :

  • Il doit livrer une bataille décisive avant que la Prusse ne se joigne aux coalisés et que les renforts russes n’arrivent.
  • Il doit la gagner vite, car ses soldats sont à bout (froid, ravitaillement difficile).

C’est pourquoi il va tout faire pour provoquer les Alliés à l’attaquer sur un terrain qu’il a choisi : le plateau de Pratzen.

Les enjeux précis d’Austerlitz (2 décembre 1805)

Pour Napoléon :

  • Une victoire décisive = sortie immédiate de l’Autriche de la guerre → dissolution de la Troisième Coalition.
  • Une défaite ou même une victoire partielle = risque de voir la Prusse et d’autres États allemands se retourner contre lui → fin de l’Empire naissant.

Pour les Alliés :

  • Une victoire = Napoléon coupé de ses bases, obligé de repasser le Danube, peut-être renversé.
  • Alexandre Ier rêve de marcher sur Paris.

Résultat immédiat après Austerlitz

  • 4 décembre 1805 : armistice
  • 26 décembre 1805 : traité de Presbourg
    • Autriche perd Venise, le Tyrol, le Vorarlberg, reconnaît tous les royaumes satellites français (Bavière, Wurtemberg, Bade).
    • Paie 40 millions de francs de contribution.
  • La Prusse, terrifiée, signe avec Napoléon le traité de Schönbrunn (15 décembre) puis l’alliance offensive de Paris (1806).
  • La Troisième Coalition est morte en 27 jours de campagne (25 août – 2 décembre 1805).

En résumé : Austerlitz n’est pas seulement une bataille, c’est le point culminant d’une campagne de six mois où Napoléon transforme l’échec de Trafalgar en triomphe continental absolu. C’est aussi le moment où il atteint le sommet de sa puissance : « l’Empire de 80 millions d’âmes » est à portée de main… jusqu’à la Quatrième Coalition l’année suivante.


Voici une reconstitution heure par heure extrêmement précise de la bataille d’Austerlitz (2 décembre 1805), telle qu’elle est reconstituée par les meilleurs historiens militaires modernes (notamment Frédéric Naulet, Alain Pigeard, Jean Tulard, Andrew Roberts, Robert Epstein, etc.). C’est la bataille la plus étudiée de l’époque napoléonienne, et nous disposons aujourd’hui d’une chronologie quasi-minute par minute grâce aux rapports d’état-major, lettres et mémoires des deux camps.

Contexte stratégique rapide (les enjeux)

  • Campagne de la Troisième Coalition (Autriche + Russie + future Prusse).
  • Napoléon a 68 000 hommes et 139 canons (Grande Armée, fatiguée mais très expérimentée).
  • Alliés : 85 500 hommes et 318 canons (73 000 Russes + 12 500 Autrichiens environ), commandés par Koutouzov (théoriquement), mais l’empereur Alexandre Ier et son entourage imposent un plan offensif.
  • Terrain : plateau de Pratzen (clé du champ de bataille), soleil bas (le « soleil d’Austerlitz »), brouillard matinal épais, étangs gelés (Satschan, Menitz).
  • Plan allié : déborder l’aile droite française (perçue comme faible) au sud pour couper la route de Vienne et forcer Napoléon à la retraite.
  • Plan français : laisser volontairement l’aile droite faible pour attirer l’ennemi sur le plateau de Pratzen, puis percer au centre avec la Garde et les réserves quand les Alliés auront vidé leur centre.

Chronologie précise heure par heure – 2 décembre 1805

4 h 00 – 5 h 30
Brouillard très dense. Température ≈ –3 °C.
Les colonnes alliées (Dokhtourov, Langeron, Przybyszewski, Kollowrat, Liechtenstein) descendent du plateau de Pratzen vers Telnitz et Sokolnitz pour attaquer l’aile droite française.
Napoléon, debout depuis 3 h, est sur la colline de Zuran avec Berthier et ses aides de camp. Il attend que les Alliés dégarnissent le Pratzen.

6 h 30 – 7 h 00
Premiers coups de canon à Telnitz.
Les Autrichiens de Kienmayer attaquent Telnitz (défendu par la 3e de ligne, général Merle). Le village change plusieurs fois de mains.
Sokolnitz est attaqué par Langeron et Przybyszewski. Violents combats de rue.

7 h 00 – 7 h 30
Le brouillard commence à se lever légèrement.
Napoléon voit les colonnes russes descendre du plateau : « Messieurs, examinez bien ce mouvement… c’est exactement ce que j’attendais ! Avant ce soir, cette armée est à moi. »
Il donne l’ordre à Soult de préparer l’attaque du centre (IVe et Ier corps).

7 h 45
Ordre définitif à Soult : « Dans un quart d’heure vous allez monter sur le plateau. »
Divisions Saint-Hilaire (division de tête) et Vandamme se mettent en marche depuis Puntowitz.

8 h 00 – 8 h 30
Saint-Hilaire atteint le plateau de Pratzen presque sans opposition : le centre allié est vide !
Kollowrat n’a laissé que 4 bataillons sur le plateau.
Les Français prennent Pratzen village à 8 h 25. Le soleil apparaît soudainement (« soleil d’Austerlitz »).



8 h 30 – 9 h 15
Contre-attaque russe désespérée : la colonne de Miloradovitch (avec le régiment des chevaliers-gardes) tente de reprendre Pratzen. Combat acharné autour de l’église et du cimetière.
Les Français tiennent. Vandamme arrive à son tour et élargit la percée vers le nord (direction Austerlitz).

9 h 15 – 10 h 00
Napoléon transfère son PC sur le plateau de Pratzen (colline 284, dite « la redoute »).
Il lance la division Drouet d’Erlon (Legrand) pour soutenir Davout (IIIe corps) qui arrive en catastrophe depuis Vienne (marche forcée de 110 km en 48 h).
Davout (6 000 hommes seulement) stabilise l’aile droite : il contre-attaque à Telnitz avec Friant et prend Sokolnitz à la baïonnette.

10 h 00 – 11 h 00
Phase décisive :

  • Au centre : Vandamme repousse Liechtenstein et Miloradovitch vers le nord.
  • Au sud : Davout (Friant + Bourcier) reprend définitivement Telnitz et Sokolnitz. Les colonnes russes de Langeron et Przybyszewski sont prises en tenaille.
  • Au nord : Lannes et Murat tiennent contre Bagration et Liechtenstein (cavalerie). Caffarelli et les grenadiers à cheval chargent magnifiquement.

11 h 00 – 12 h 00
Panique alliée. Koutouzov est blessé légèrement. Alexandre Ier et François II assistent impuissants depuis la colline de Hostieradek.
Napoléon lance la Garde impériale (Oudinot + Bessières) en réserve pour achever la percée.
Ordre célèbre : « Finissons cette campagne par un coup de tonnerre ! »

12 h 00 – 13 h 00
Grande charge de la cavalerie de la Garde (Bessières) sur le plateau : les cuirassiers de Nansouty et d’Hautpoul écrasent la cavalerie russe.
Les 4 000 hommes de la colonne de Przybyszewski (IVe colonne russe) sont encerclés entre les étangs de Satschan et Menitz. La glace cède sous le feu français : environ 2 000 Russes se noient ou sont capturés.

13 h 00 – 14 h 00
Fuite générale des Alliés vers Austerlitz et la route de Hongrie.
Bagration se replie en bon ordre au nord.
Napoléon arrête la poursuite vers 14 h : « Il suffit, messieurs, ils sont assez battus. »

14 h 30
Fin officielle de la bataille.
Napoléon parcourt le champ de bataille. À un grenier russe blessé : « Vous avez bien combattu. »

Bilan chiffré officiel (sources françaises + autrichiennes + russes)

  • Français : 1 305 morts, 6 940 blessés, 573 prisonniers → ≈ 9 000 pertes (13 %).
  • Alliés : 11 000 à 15 000 morts et blessés + 12 000 prisonniers + 186 canons + 50 drapeaux → ≈ 27 000 pertes (32 %). C’est la victoire la plus complète de Napoléon.


Les trois grandes phases stratégiques

  1. Le leurre (nuit + matin) : Napoléon laisse croire à une armée en difficulté (abandon volontaire du plateau de Pratzen la veille).
  2. La manœuvre centrale (8 h – 11 h) : Soult perce là où l’ennemi n’est plus.
  3. L’encerclement et l’anéantissement (11 h – 14 h) : Davout fixe au sud, Lannes/Murat au nord, centre français avance en coin.

C’est la bataille que Napoléon lui-même considérait comme son chef-d’œuvre absolu : « La plus belle de toutes celles que j’ai livrées. »

Napoléon a remporté la bataille d’Austerlitz le 2 décembre 1805 avec une perfection presque irréelle, mais il a finalement perdu la guerre qui l’opposait à l’Angleterre et, à plus long terme, à la Russie et à l’Europe coalisée. Pour comprendre ce paradoxe, il faut distinguer trois niveaux : pourquoi il gagne la bataille, pourquoi il domine ensuite le continent pendant sept ans, et pourquoi, malgré tout, il finit par tout perdre.

Pourquoi Austerlitz est une victoire absolue

En 1805, la Grande Armée est l’instrument militaire le plus perfectionné que l’Europe ait jamais vu : soldats aguerris, officiers brillants, mobilité extraordinaire, confiance totale en l’Empereur. Napoléon lit le terrain et l’adversaire comme personne. Il sait que les Alliés (Russes et Autrichiens) veulent déborder son aile droite pour le couper de Vienne ; il décide donc de la laisser volontairement faible pour attirer l’ennemi sur le plateau de Pratzen, qu’il vide ensuite de ses propres troupes la veille. Quand les colonnes russo-autrichiennes descendent attaquer Telnitz et Sokolnitz, elles dégarnissent leur centre. Napoléon n’attend plus que le brouillard se lève pour lancer Soult au cœur du dispositif ennemi. Le reste est connu : percée fulgurante, prise du plateau, arrivée miraculeuse de Davout, charges de la Garde et de la cavalerie lourde, débâcle totale des Alliés. Erreurs adverses, audace calculée, exécution parfaite : c’est le jour des jours.



Pourquoi il domine l’Europe de 1805 à 1812

Austerlitz brise la Troisième Coalition en une seule journée.
L’Autriche signe la paix humiliante de Presbourg et sort du jeu pour quatre ans.
La Prusse, terrifiée, se jette dans les bras de Napoléon.
En 1806, Iéna et Auerstedt pulvérisent l’armée prussienne en quinze jours.
En 1807, Friedland force la Russie d’Alexandre Ier à conclure le traité de Tilsit : les deux empereurs se partagent apparemment l’Europe, la Russie devient l’alliée de la France.
En 1809, malgré des moments difficiles, Wagram met à nouveau l’Autriche à genoux.

De 1807 à 1810, Napoléon est maître incontesté du continent. Aucun État ne peut lui résister seul. L’Angleterre est isolée, incapable de débarquer massivement tant que la Royal Navy domine les mers.

Pourquoi il perd la guerre à long terme

La vraie guerre, celle qu’il ne peut jamais gagner, se joue ailleurs :

  1. La mer appartient à l’Angleterre depuis Trafalgar (21 octobre 1805). Napoléon ne pourra jamais envahir les îles Britanniques ni menacer réellement Londres.
  2. Le blocus continental, décrété en 1806 pour asphyxier économiquement l’Angleterre, échoue. La contrebande est massive, les alliés de Napoléon (dont la Russie) trichent, les populations européennes souffrent et lui en veulent.
  3. L’Angleterre a les moyens de payer indéfiniment des coalitions. Chaque fois que Napoléon écrase un adversaire, Londres trouve de l’or pour en relever deux autres.
  4. L’enlisement en Espagne à partir de 1808 devient l’« ulcère » qui ronge l’Empire : des centaines de milliers d’hommes immobilisés, une guérilla interminable, Wellington qui tient et finit par avancer.
  5. La rupture avec la Russie en 1812 est fatale. Alexandre Ier rouvre ses ports aux navires anglais ; Napoléon décide de le punir et lance la campagne de Russie avec près de 600 000 hommes. Il prend Moscou, mais l’incendie et l’hiver détruisent son armée. Il ne rentre qu’avec quelques dizaines de milliers d’hommes.
  6. Dès 1813, tout le continent se retourne : la Prusse, l’Autriche, la Suède, les États allemands, financés par l’Angleterre, forment la Sixième Coalition. Leipzig (octobre 1813), la « bataille des Nations », est la plus grande défaite de Napoléon. Paris tombe en mars 1814.
  7. Le retour des Cent-Jours en 1815 ne fait que repousser l’inévitable : Waterloo et Sainte-Hélène.


Conclusion brutale mais exacte

Napoléon a gagné presque toutes les batailles terrestres majeures de son époque, souvent avec un génie insurpassable.
Mais il n’a jamais pu gagner la seule bataille qu’il était condamné à perdre : celle de la maîtrise des mers et celle de l’économie mondiale.
Tant que l’Angleterre conservait la suprématie navale et la capacité de financer des coalitions successives, elle pouvait attendre que Napoléon s’use lui-même dans ses propres victoires.
Austerlitz reste son chef-d’œuvre absolu, le jour où il touche le ciel ; mais c’est aussi, paradoxalement, le début de la chute, car il n’a plus aucun moyen de forcer l’Angleterre à la paix et de stabiliser définitivement son empire continental.
Vingt-trois ans de guerres révolutionnaires et napoléoniennes se terminent en 1815 par l’épuisement de tous… sauf de la Grande-Bretagne, qui sort plus riche et plus puissante qu’en 1792. C’est là la vraie victoire anglaise.