vendredi, mai 27, 2011

L'Angélus du matin (Verlaine), Le genêt, ou la fleur du désert (Leopardi).

Paul VERLAINE (1844-1896)

Fauve avec des tons d'écarlate,
Une aurore de fin d'été
Tempétueusement éclate
A l'horizon ensanglanté.

La nuit rêveuse, bleue et bonne
Pâlit, scintille et fond dans l'air,
Et l'ouest dans l'ombre qui frissonne
Se teinte au bord de rose clair.

La plaine brille au loin et fume.
Un oblique rayon venu
Du soleil surgissant allume
Le fleuve comme un sabre nu.

Le bruit des choses réveillées
Se marie aux brouillards légers
Que les herbes et les feuillées
Ont subitement dégagés.

L'aspect vague du paysage
S'accentue et change à foison.
La silhouette d'un village
Paraît. - Parfois une maison

Illumine sa vitre et lance
Un grand éclair qui va chercher
L'ombre du bois plein de silence.
Çà et là se dresse un clocher.

Cependant, la lumière accrue
Frappe dans les sillons les socs
Et voici que claire, bourrue,
Despotique, la voix des coqs

Proclamant l'heure froide et grise
Du pain mangé sans faim, des yeux
Frottés que flagelle la bise
Et du grincement des moyeux,

Fait sortir des toits la fumée,
Aboyer les chiens en fureur,
Et par la pente accoutumée,
Descendre le lourd laboureur,

Tandis qu'un chœur de cloches dures
Dans le grandissement du jour
Monte, aubade franche d'injures,
A l'adresse du Dieu d'amour !

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Bonjour, bonjour mes si extraordinaires Ami(e)s
J'ai laissé la place aux poètes ce matin,
aux Angélus, aux mots si justes, si fins.
Oui, faisons comme si nous étions déjà au Paradis!
Ivano
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Un poème de Giacomo Leopardi

Le genêt, ou la fleur du désert.

Et les hommes ont chéri la nuit plus que le jour.

Saint Jean, III, 19.

Ici, sur la croupe sèche

Du mont redoutable,

Le Vésuve exterminateur,

Que n'égaie aucune autre plante, aucune autre fleur,

Tu disperses tes touffes solitaires;

Genêt parfumé,

Que contentent les déserts. Je te vis aussi

Embellir de tes tiges les zones nues

Qui entourent la ville

Autrefois reine des mortels

Et de cette gloire perdue

Ils semblent, par leur grave et leur muet aspect,

Les ultimes témoins pour quelques promeneurs.

Je te revois sur ce sol, amant

Des lieux tristes et abandonnés du monde,

Fidèle compagnon des destins accablés.

Ces champs émaillés

De cendres stériles, et recouverts

De lave pétrifiée,

Qui claque sous les pas du pèlerin,

Et où se niche et se tord au soleil

Le serpent, et où le lapin

Regagne sa tanière familière, encastrée dans la pierre,

Il fut un temps où des villas et des cultures

Y régnaient joyeuses, dorées d'épis,

Des troupeaux y meuglaient,

On y trouvait des jardins et des palais,

Séjour recherché

Des loisirs des puissants. Et des villes célèbres

Que, sous ses torrents, le mont altier

Avec tous ses habitants écrasa

En déversant sa foudre de sa bouche de flammes.

Le présent paysage est une seule ruine,

Et c'est là ta demeure, ô douce fleur, et comme

Compatissant au mal que les autres subirent,

Tu lances vers le ciel ton suave parfum,

Consolant le désert. Que sur ces rives

Vienne celui qui a coutume d'exalter

Sous les louanges notre condition et qu'il voie

Comment l'aimante nature se soucie

Du genre humain. Il pourra se faire une idée juste

De la puissance de la race des hommes

Que la cruelle nourrice, quand ils s'y attendent le moins,

D'un geste discret en un instant annule

En partie, et peut par des gestes

À peine moins discrets en un éclair

Annihiler la totalité.

Dépeints sur ces rivages

Sont de l'espèce humaine

L'admirable destin, les progrès de l'Histoire.

Regarde de ce côté, contemple ton reflet,

Siècle orgueilleux, idiot,

Qui abandonne une voie

Jusque-là pourtant soucieuse de renaissance

Et te vantes de revenir sur tes pas

En croyant avancer.

Les plus grands génies,

Qui mirent entre tes mains leur malheureux sort,

Flattent ton babil sénile, tout en le raillant

Parfois à part eux. Quant à moi

Je n'irai pas sous terre dans un linceul de honte,

Mais j'aurai démontré autant que faire se peut

Dans quel profond mépris je te tiens en mon coeur

Bien que je sache quel oubli ensevelit

Quiconque a eu le tort de déplaire à son temps.

Mais de ce mal au fond, qu'avec toi je partage,

J'ai bien pu jusqu'ici me moquer justement.

Tu vas rêvant de liberté mais tu veux

Asservir la pensée

Qui seule nous aida du moins partiellement

À détruire les fers de nos prisons barbares,

À faire croître en nous la civilisation,

À mieux orienter le destin collectif.

Tu aimas donc peu si peu connaître le vrai sens

De l'avilissement et du sort misérable

Qui nous vint par nature. Ainsi, tournant le dos

Veulement au jour qui les révèle, tu fuis,

Traitant de lâche qui n'a jamais dévié,

Et flattant celui qui, par folie ou par ruse,

Se méprise lui-même et méprise les autres,

Haussant au firmament la pauvre espèce humaine.

Quand un infirme sans fortune

A l'âme généreuse et élevée,

Il ne se prétend jamais

Couvert d'or et vaillant

Et ne se ridiculise pas

À vouloir mener grand train

Ou paraître vigoureux.

Mais il ne craint pas de montrer

Son manque de force et son besoin d'argent :

Il dit les choses en clair

Et se présente tel qu'en vérité.

Je ne prends pas pour un animal supérieur

Mais pour un crétin

Celui qui, né pour mourir, nourri dans les peines,

Dit « Je suis fait pour jouir »

Et noircit le papier d'un orgueil puant,

Promettant ici-bas un destin admirable,

Un bonheur inédit, dont nul dans l'univers

N'aurait eu connaissance, encor moins sur la Terre,

À des peuples qu'un raz de marée,

Un souffle de vent malsain, un séisme

Peuvent si bien décimer qu'il en reste

À grand-peine une trace.

De noble nature est celui

Qui ose lever ses yeux mortels

Vers le sort commun et qui d'un franc parler

Sans rien soustraire à la vérité

Avoue le mal qui nous est échu,

Notre condition misérable et frêle.

Il se montre grand et fort

Dans l'épreuve et n'accroît

Ni les haines ni les colères entre frères,

Ce qui serait un mal plus grave

Et s'ajouterait à sa misère, s'il accusait

L'homme de ses souffrances. Qu'il accuse plutôt

La vraie coupable, semblant la mère

Naturelle des mortels, mais est sa marâtre en intention.

Il l'appelle ennemie. Et pensant que contre elle,

L'humanité entière avant tout s'est unie,

Comme c'est dans les faits,

Il croit que tous les hommes

se sont confédérés, il les embrasse tous

Dans un unique amour, offrant et espérant

Une aide utile et prompte

Dans les dangers fréquents et dans les angoisses

D'une guerre commune.

Il croit stupide d'armer sa main droite

Contre les offenses de l'homme, et de tendre un piège

À son voisin, comme ce serait dans un camp

Entouré d'une armée hostile, au plus vif

De l'assaut.

D'oublier l'ennemi, d'entreprendre

De violentes rixes avec ses amis,

Et de causer de son sabre et ses cris une débandade

Parmi ses propres rangs.

Quand de telles pensées seront au public évidentes

Comme elles le furent un temps,

Et que cette terreur qui commença

Par retenir les mortels en chaîne sociale

Contre la nature cruelle,

Sera maîtrisée en partie

Par une science vraie, le juste et droit

Raisonnement des citoyens,

La justice et la piété auront alors

D'autres bases que les illusions arrogantes

Sur lesquelles a coutume de tenir en place

La probité du peuple ainsi que le peut

Celui qui séjourne dans l'erreur.

Souvent sur ces rives

Que le flot durci vêt de noir, désolées, semblant ondoyer,

Je m'assois la nuit. Et sur la triste lande

Dans le très pur azur

Je vois d'en haut flamber les étoiles,

Dont la mer est le miroir lointain,

Et tout le monde briller alentour

D'étoiles dans le vide serein.

Et une fois que j'ai fixé les yeux sur les lumières

Qui leur semblent un point,

Et sont immenses, tout comme

La terre et la mer ne sont pour elle

Qu'un point en vérité,

Et d'elles non seulement l'homme,

Mais le globe où l'homme n'est rien,

Est totalement inconnu ; et quand je contemple

Ces semblants d'écheveaux d'étoiles

Encore plus éloignés, à l'infini,

Qui nous paraissent une brume et auxquelles

Non seulement la Terre et le soleil, mais toutes nos étoiles

Au nombre, à la masse infinis,

Ensemble avec le soleil doré même,

Sont inconnues ou paraissent telles

Qu'elles paraissent à la Terre : un point

De lumière lumineuse, que sembles-tu alors,

Ô race humaine, à mes pensées ?

Et me souvenant de ton état ici-bas

Qu'évoque le sol sous mes pieds, et le nombre de fois

Où il te plut d'imaginer, toi qui te crois reine et fin destinée au Tout,

Que, des hauteurs du ciel, descendaient les auteurs de l'Univers,

Dans cet obscur grain de sable qu'on appelle la Terre,

Rien que pour toi, et conversaient fréquemment

Avec les tiens plaisamment, et me souvenant que, renouvelant

Ces rêves dérisoires, l'ère présente insulte les savants,

Alors qu'elle semble surpasser en sciences

Et en moeurs civiles, je me demande :

Quelle émotion, ô race malheureuse, quelle pensée

M'envahissent au fond à ton propos ?

Que prévaut en mon coeur, le rire ou la pitié ?

Comme tombe de l'arbre une petite pomme,

Que l'automne en mourant a mûrie et laissée

Sans force en la faisant rouler dessus la terre,

Écrasant le séjour d'un peuple de fourmis,

Doucement niché dans la glèbe molle,

Au terme d'un labeur, et avec lui, le trésor

Péniblement caché durant les jours d'été,

L'anéantissant et l'ensevelissant en un instant,

De même, nuit et ruine furent

Par l'utérus vagissant projetées

Vers le ciel lointain, sombrant dans une pluie

De cendres, de roches, de pierres ponces,

Dans un magma de torrents brûlants,

Roulant que le flanc de la montagne,

Énorme crue, enragée à travers les herbes,

De pierres liquéfiées

Et de métaux et de sables enflammés,

Bouleversant, détruisant, enterrant en un rien

Les villes que la mer sur le rivage lointain

Baignait. À présent sur ce qu'il en reste

La chèvre broute, et des villes nouvelles

Se dressent de l'autre côté, auxquelles les cités ensevelies

Servent de marchepied, et le mont cruel

Semble piétiner leurs murailles écrasées.

La nature n'a pas, pour la race des hommes,

plus d'estime ou de soin qu'à l'égard des fourmis.

Le massacre est chez l'un plus rare que chez l'autre :

Mais c'est seulement que l'espèce du premier

Se reproduit moins bien que ne fait la seconde.

Voilà mille huit cents ans qu'écrasé sous les flammes

Disparut tout le peuple qui demeurait ici.

Le vigneron penché sur les grappes prend peine

À nourrir le terrain qui se meurt sous la cendre

En levant un regard craintif vers le sommet

Fatal qui paraissant plus jamais bénin

Menace cependant de massacrer ses fils,

Ses pauvres petits-fils. Souvent le malheureux

Se hisse sur le toit de sa maison rustique,

Sans trouver le sommeil, sursautant fréquemment,

Pour espionner le cours des terrifiants bouillons,

Que crachent des entrailles insatiables,

Sur les flancs ensablés scintillant sous les eaux

Des rives de Capri, ou bien du port de Naples

Ou de Mergellina. Et s'il voit le torrent

Approcher ou entend l'eau brûlante du puits

Gargouiller dans le noir, il réveille ses enfants,

Il réveille en hâte sa femme, et en avant, ils fuient,

Emportant avec eux le peu de choses qu'ils peuvent,

En voyant leur nid familier

Et leur petit terrain,

Qui seul put leur servir à combattre la faim,

En proie au torrent de flammes

Qui coule en crépitant, inexorablement

S'avançant vers eux pour les écraser à jamais.

Pompéi détruit revient au jour

Après un long oubli,

Squelette enseveli, qu'une simple carence

De terre ou la pitié remettent à l'air libre.

Dans le forum désert, le pèlerin debout

Entre les rangs des colonnes décapitées

Contemple la cime dédoublée

Et la crête fumante, prête à vomir encore

Pour menacer les ruines répandues.

Et dans l'horreur de la secrète nuit,

Dans les théâtres vides,

Les temples dévastés et les maisons détruites,

Où les chauves-souris protègent leurs nichées,

Comme un flambeau funèbre,

Dansant dans les palais vides, ténébreuse,

Scintille la lueur de la lave mortelle

Qui rougeoie au lointain

À travers les ombres,

En couvrant alentour tout l'endroit de sa pourpre.

C'est ainsi dédaigneuse, et de l'homme et du temps

Qu'il nomme Antiquité, et de ce qui attend

Enfants, petits-enfants, que la nature verte,

Chaque nouveau printemps, poursuit avec constance

Un voyage si long qu'elle semble immobile.

Les règnes cependant se succèdent sans doute,

Les peuples évoluent et les langages meurent,

Elle ne le voit pas. Et l'homme croit pouvoir

Se vanter d'inventer le mot éternité.

Et toi, discret genêt,

Qui de taillis odorants

Ornes ces champs nus,

Bientôt tu cèderas au pouvoir cruel

Du feu souterrain

Qui, reprenant un chemin

Familier, étendra sa langue avide

Sur tes tendres buissons. Et tu inclineras

Sous le faix mortel ta tête sans réserve,

Malgré son innocence :

Mais sans supplier lâchement et en vain

Ton futur oppresseur devant lequel tu n'a jamais fléchi.

Et sans opposer un orgueil forcené vers les étoiles

Ni sur le désert où

Tu naquis et vécus, non par volonté mais par destin.

Plus sage que l'homme et d'autant

Moins infirme, que tu n'as jamais cru

Que le destin ou la volonté avaient rendu

Tes fragiles racines immortelles.

1836.

Le genêt, ou la fleur du désert (traduit de l'italien par René de Ceccatty), in Canti, Chants.

Giacomo Leopardi : Le Genêt (1836, mais publié en 1845), de structure libre, est une méditation stoïque sur la précarité de la condition humaine comparée à la fleur du genêt qui embaume les pentes du Vésuve.

Que chacun pense et agisse à sa guise, la mort ne manquera pas d’en faire autant.
Giacomo Leopardi, « Dialogue d’un physicien et d’un métaphysicien »